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décembre 2006
Pour comprendre la pensée postcoloniale Sommaire
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Qu'est-ce que la pensée postcoloniale? (Entretien)
MBEMBE Achille
Article
Les failles de l’universalisme européen, confronté en
particulier à son histoire coloniale, ont nourri différents types de critiques
de l’Occident. En quoi le courant «postcolonial» apparaît-il original? Sa
constitution d’emblée transnationale et éclectique lui permet d’associer la
tradition anti-impérialiste, les nouvelles subaltern studies et une lecture de
la mondialisation.
What is post-colonial thinking? An interview with
Achille Mbembe
The faults in Europe’s universalism,
especially when confronting its colonial history, have nurtured a variety of
critical perspectives in the West. Why does the “post-colonial” way of thinking
look so original? It grew up as a transnational, eclectic vein from the very
start, enabling it to combine the anti-imperialist tradition, the fledgling
‘subaltern studies’ and a specific take on globalization.
Entretien avec Achille Mbembe*
Esprit – Pouvez-vous nous présenter l’école de pensée dite «
postcoloniale » ? Elle est présente en Afrique, en Inde, en Grande-Bretagne, en
Australie, aux États-Unis, mais peu en France. Pouvez-vous nous présenter sa
substance, ses moteurs ? En quoi se distingue-t-elle notamment de mouvements de
réflexions anti-occidentaux ou tiers-mondistes ?
Achille MBEMBE –
La configuration intellectuelle connue dans le monde anglo-saxon sous le vocable
d’« études postcoloniales » ou de « théorie postcoloniale » se caractérise par
son hétérogénéité, et il est difficile de résumer en quelques mots ce qui en
constitue l’originalité.
Peut-être faut-il commencer en précisant qu’elle n’a
pas grand-chose à voir avec la caricature que le chœur des repentis a fait du «
tiers-mondisme » en France. Il s’agit, en vérité, d’une pensée à plusieurs
entrées, qui est loin d’être un système parce qu’en grande partie, elle se fait
elle-même en même temps qu’elle fait sa route. Voilà pourquoi, à mon avis, il
est exagéré d’en parler comme d’une « théorie ». Tributaire à la fois des luttes
anticoloniales et anti-impérialistes d’un côté, et, de l’autre, des héritages de
la philosophie occidentale et des disciplines constitutives des humanités
européennes, elle est une pensée éclatée – ce qui fait sa force, mais aussi sa
faiblesse. En dépit de son éclatement, il est possible de relever certaines
manières de raisonner, ou certains arguments propres à ce courant de pensée, et
dont la contribution à une lecture alternative de notre modernité est
considérable.
J’évoquerai pour commencer la critique, non pas de l’Occident
sui generis, mais des effets d’aveuglement et de cruauté induits par une
certaine conception – je dirais coloniale – de la raison, de l’humanisme et de
l’universalisme. Cette critique se distingue de celle qui fut faite en son temps
par les courants existentialiste, phénoménologique et poststructuraliste dans la
France de l’après-guerre. Certes, la problématique de l’autocréation et de
l’autogouvernement est sa préoccupation majeure. Mais sa démarche ne s’inscrit
pas entièrement dans la problématique de la « mort de Dieu » selon Nietzsche.
Elle se démarque, sur plusieurs plans, de l’idée sartrienne de « l’homme sans
Dieu » qui prend la place laissée vide par le « Dieu mort ». Elle ne souscrit
presque pas au thème foucaldien selon lequel « Dieu étant mort, l’homme est mort
aussi ».
Elle met, en revanche, le doigt sur deux choses. En premier lieu,
elle met à nu aussi bien la violence inhérente à une idée particulière de la
raison que le fossé qui, dans les conditions coloniales, sépare la pensée
éthique européenne de ses décisions pratiques, politiques et symboliques.
Comment, en effet, réconcilier la foi proclamée en l’homme et la légèreté avec
laquelle on sacrifie la vie, le travail des colonisés et leur monde de
significations ? C’est, à titre d’exemple, la question que pose Aimé Césaire
dans son Discours sur le colonialisme.
D’autre part, la pensée postcoloniale
insiste sur l’humanité-à-venir, celle qui doit naître une fois que les figures
coloniales de l’inhumain et de la différence raciale auront été abolies. Cette
espérance dans l’avènement d’une communauté universelle et fraternelle est très
proche de la pensée juive, du moins telle qu’elle se donne à voir chez Ernst
Bloch, voire Walter Benjamin – la dimension théologico-politique en
moins.
Cela dit, la critique postcoloniale se déroule à plusieurs niveaux.
D’une part, elle déconstruit, comme le fait Edward Said dans Orientalisme, la
prose coloniale, c’est-à-dire le montage mental, les représentations et formes
symboliques ayant servi d’infrastructure au projet impérial. Elle démasque
également la puissance de falsification de cette prose – en un mot la réserve de
mensonge et le poids des fonctions de fabulation sans lesquels le colonialisme
en tant que configuration historique de pouvoir eût échoué. On apprend ainsi
comment ce qui passait pour l’humanisme européen chaque fois apparut, dans les
colonies, sous la figure de la duplicité, du double langage et du
travestissement du réel.
De fait, la colonisation ne cessa de mentir à son
propre sujet et au sujet d’autrui. Comme l’explique très bien Frantz Fanon dans
Peau noire, masques blancs, les procédures de racialisation du colonisé
constituent le moteur de cette économie du mensonge et de la duplicité. Pour la
pensée postcoloniale, la race constitue en effet la région sauvage de
l’humanisme européen, sa bête. Pour reprendre les termes de Castoriadis
s’agissant du racisme, je dirai que la bête dit à peu près ceci : « Il n’y a que
moi qui vaut. Mais je ne peux valoir en tant que moi que si les autres, en tant
que eux, ne valent rien. »
La pensée postcoloniale s’efforce donc de démonter
l’ossature de la bête, de débusquer ses lieux d’habitation privilégiée. Plus
radicalement, elle se pose la question de savoir ce que c’est que vivre sous le
régime de la bête, de quelle vie il s’agit et de quel type de mort on meurt.
Elle montre qu’il y a, dans l’humanisme colonial européen, quelque chose qu’il
faut bien appeler la haine inconsciente de soi. Le racisme en général et le
racisme colonial en particulier constituent le transfert, sur l’autre, de cette
haine de soi.
Il existe un deuxième niveau de la critique postcoloniale de
l’humanisme et de l’universalisme européens que l’on pourrait qualifier, si le
terme n’avait pas fait l’objet de tant de malentendus, de biopolitique. En
effet, la figure de l’Europe dont la colonie (et avant elle la « plantation »
sous le régime de l’esclavage) fait l’expérience et dont elle devient petit à
petit familière est loin d’être celle de la liberté, de l’égalité et de la
fraternité. Le totem que les colonisés découvrent derrière le masque de
l’humanisme et de l’universalisme, ce n’est pas seulement un sujet très souvent
sourd et aveugle. C’est surtout un sujet marqué par le désir de sa propre mort,
mais en tant que cette mort passe nécessairement par celle des autres ; en tant
qu’elle est une mort déléguée.
C’est également un sujet aux yeux duquel le
droit n’a rien à voir avec la justice, mais est au contraire une certaine
manière de provoquer la guerre, de la conduire et de la pérenniser. C’est enfin
un sujet pour qui la richesse n’est qu’un moyen d’exercice du droit de vie et de
mort sur les autres. Du coup, on pourrait dire de la pensée postcoloniale
qu’elle est, non pas une critique du pouvoir dans le sens où on l’entend
généralement, mais de la force – une force qui ne sait pas se transformer. Une
fois de plus, c’est Fanon qui, mieux que quiconque, rend compte de cette espèce
de force nécropolitique qui, en transitant par la fiction, devient malade de la
vie, ou encore, dans un acte de réversion permanente, prend la mort pour la vie
et la vie pour la mort. C’est la raison pour laquelle la relation coloniale
oscille constamment entre le désir d’exploiter l’autre (posé comme racialement
inférieur) et la tentation de l’éliminer, de l’exterminer.
La troisième
caractéristique de la pensée postcoloniale est d’être une pensée de
l’enchevêtrement et de la concaténation. C’est notamment ce que dévoile sa
critique de l’identité et de la subjectivité. De ce point de vue, elle s’oppose
à une certaine illusion occidentale selon laquelle il n’y aurait de sujet que
dans le renvoi circulaire et permanent à soi-même, à une essentielle et
inépuisable singularité. Au contraire, cette pensée insiste sur le fait que
l’identité s’origine dans la multiplicité et la dispersion ; que le renvoi à soi
n’est possible que dans l’entre-deux, dans l’interstice entre la marque et la
démarque, dans la co-constitution. Dans ces conditions, la colonisation
n’apparaît plus comme une domination mécanique et unilatérale qui force
l’assujetti au silence et à l’inaction. Au contraire, le colonisé est un
individu vivant, parlant, conscient, agissant, dont l’identité est le résultat
d’un triple mouvement d’effraction, de gommage et de réécriture de soi.
Au
demeurant, comme le suggère Gandhi lui-même, l’universalisation de
l’impérialisme ne s’explique pas seulement par la violence de la coercition.
Elle est aussi la conséquence du fait que beaucoup de colonisés acceptèrent,
pour des raisons plus ou moins valables, de devenir les complices conscients
d’une fable qui les séduisit à plusieurs égards. L’identité du colonisé comme
celle du colonisateur se forme au point d’intersection entre l’ellipse, le
décrochage et la reprise. La pensée postcoloniale s’efforce d’analyser ce vaste
champ d’ambivalence et les attendus esthétiques de cet enchevêtrement, ses
effets paradoxaux.
C’est peut-être le moment d’indiquer que dans la pensée
postcoloniale, la critique de l’humanisme et de l’universalisme européen n’est
pas une fin en soi. Elle est faite dans le but d’ouvrir la voie à une
interrogation sur la possibilité d’une politique du semblable. Le préalable à
cette politique du semblable est la reconnaissance de l’Autre et de sa
différence. Je crois que cette inscription dans le futur, dans la quête
interminable des nouveaux horizons de l’homme par le biais de la reconnaissance
d’autrui comme foncièrement homme est un aspect de cette pensée que l’on oublie
trop souvent. Or, elle est constitutive de la quête de Fanon, du Senghor des
Œuvres poétiques alors qu’il est prisonnier dans un camp allemand (le Front
Stalag 230), des méditations d’Edward Said au soir de sa vie ou, plus récemment,
des considérations de Paul Gilroy sur la possibilité d’une vie conviviale dans
un monde désormais multiculturel (Postcolonial Melancholia). On retrouve les
mêmes accents dans une grande partie de la pensée afro-américaine, confrontée
qu’elle est, par ailleurs, à la difficulté de se réapproprier les héritages de
l’esclavage et du racisme, de les ordonner au service de la résistance des
dominés sans toutefois tomber dans le piège de la racialisation et de la
glorification de la race.
Un dernier point. Ce qui fait la force politique de
la pensée postcoloniale est son inscription dans les luttes sociales
historiques des sociétés colonisées, et notamment sa relecture de la praxis
théorique des mouvements dits de libération. C’est donc une pensée qui, à
plusieurs égards, croit encore au postulat selon lequel il n’y a de savoir que
celui qui vise à transformer le monde. C’est une pensée de l’être-sujet, de
l’être-pour-soi, de la manière dont la dialectique du maître et de l’esclave, du
colon et de l’indigène pourrait être transcendée. Finalement, si la pensée
postcoloniale est aujourd’hui le privilège des institutions académiques
anglo-saxonnes et des intellectuels de langue anglaise, il ne faut pas oublier
que ce courant s’est largement inspiré de la pensée de langue française. J’ai
évoqué Fanon, Césaire, Senghor. J’aurais pu y ajouter Glissant et d’autres
encore. Aujourd’hui, certaines œuvres de la littérature africaine francophone
font partie des textes canoniques de la critique postcoloniale.
Mais il faut
ajouter à ceci l’influence des penseurs français de l’altérité comme
Merleau-Ponty, Sartre, Levinas et bien d’autres ; ou encore ce que la pensée
postcoloniale doit aux analyses de Foucault, Derrida, voire Lacan. Il s’agit
donc d’une réflexion qui est, à plusieurs égards, très proche d’une certaine
démarche de réflexion française. Le paradoxe est qu’à cause de son insularité
culturelle et du narcissisme de ses élites, la France s’est coupée de ces
nouveaux voyages de la pensée mondiale.
Tout se passe malheureusement comme
s’il n’y avait strictement rien à sauver de la tradition critique française
d’après-guerre, dont on sait pourtant qu’elle accorda une place centrale non
seulement au fait nazi, mais aussi au fait colonial. On fait comme si
l’événement colonial appartenait à un outre-temps et à un outre-mer, et comme
s’il n’avait strictement rien à nous apprendre au sujet de la compréhension de
notre propre modernité, de la citoyenneté, de la démocratie, voire du
développement de nos humanités. Du coup, la France ne peine pas seulement à
parler d’elle-même. La réflexion française contemporaine ne sait plus comment
parler de l’Autre, encore moins à l’Autre. Elle préfère, dans la bonne
généalogie coloniale, parler à la place de l’autre, avec les résultats
catastrophiques que l’on sait, comme récemment lors du débat surréaliste sur les
bienfaits de la colonisation ou lors des émeutes dans les banlieues.
Une
sortie du tiers-mondisme
Peut-on introduire une
articulation entre mondialisation et pensée postcoloniale ?
On
peut dire que la pensée postcoloniale est, à plusieurs égards, une pensée de la
mondialisation même si, au départ, elle n’utilise pas ce terme. Et d’abord, elle
montre qu’il n’y a guère de disjonction entre l’histoire de la nation et celle
de l’empire. Le Napoléon du rétablissement de l’esclavage et Toussaint
Louverture, le représentant de la révolution des droits de l’homme, constituent
les deux faces de la même nation et du même empire colonial. La pensée
postcoloniale montre comment le colonialisme lui-même fut une expérience
planétaire et contribua à l’universalisation des représentations, des techniques
et des institutions (cas de l’État-nation, voire de la marchandise sous ses
espèces modernes). Elle nous dit qu’au fond, ce processus d’universalisation,
loin d’être à sens unique, fut paradoxal, gros de toutes sortes
d’ambiguïtés.
D’ailleurs, pour ce qui est de l’Atlantique, la « colonie »
vient s’ajouter à une autre formation du pouvoir qui est la « plantation »,
unité centrale d’un âge antérieur que l’on pourrait appeler l’âge de la
protoglobalisation. La critique postcoloniale montre que notre modernité globale
doit être pensée bien en amont du XIXe siècle, à partir de cette période au
cours de laquelle la marchandisation de la propriété privée s’effectue de
concert avec celle des personnes, au moment de la Traite des esclaves. L’âge de
la Traite atlantique est aussi celui des grandes migrations, même si celles-ci
sont forcées. C’est l’âge du brassage forcé des populations, de la scission
créatrice au détour de laquelle surgit le monde créole des grandes cultures
urbaines contemporaines.
C’est aussi l’âge des grandes expériences
planétaires. Comme le montre Paul Gilroy dans l’Atlantique noir, ou encore des
historiens comme Peter Linebaugh et Marcus Rediker (The Many Headed Hydra:
Slaves, Sailors, commoners and the Hideen History of the Revolutionary
Atlantic), c’est le moment au cours duquel des hommes, arrachés à la terre, au
sang et au sol, apprennent à imaginer des communautés au-delà des liens du sol,
sortent du confort de la répétition et inventent de nouvelles formes de
mobilisation et de solidarités transnationales. Avant que les colonies ne
deviennent les grands laboratoires de la modernité au XIXe siècle, la «
plantation » préfigure déjà une nouvelle conscience du monde et de la
culture.
À côté de ces facteurs historiques, il existe d’autres niveaux
d’articulation de nature théorique. C’est notamment le cas là où un dialogue
s’esquisse entre la pensée postcoloniale et la pensée afro-moderne venue des
États-Unis et des Caraïbes notamment. Cette pensée afro-moderne est une pensée
de l’entre-deux et de l’entrelacement. Elle déclare que l’on ne peut
véritablement en appeler au monde que lorsque, par la force des choses, on a été
auprès des autres, avec les autres. Dans ces conditions, « rentrer en soi »,
c’est d’abord « sortir de soi », sortir de la nuit de l’identité, des lacunes de
mon petit monde. On a donc ici une manière de lire la mondialisation qui repose
sur l’affirmation radicale de l’épaisseur de la proximité, du déplacement, voire
de la dislocation. En d’autres termes, la conscience du monde naît de
l’actualisation de ce qui était déjà possible en moi, mais par le biais de ma
rencontre avec la vie d’autrui, ma responsabilité à l’égard de la vie d’autrui
et des mondes apparemment lointains et, surtout, de gens avec qui je n’ai
apparemment aucun lien – les intrus.
Dans quelle
mesure la situation historique et politique explique-t-elle le développement de
ce courant ? Ce n’est sans doute pas un hasard si ce mouvement intervient après
l’échec des États-nations postcoloniaux. Le problème n’est-il pas aujourd’hui de
reconstruire le politique ?
Cette question appelle une longue
explication. On peut dire qu’il y a trois moments centraux dans le développement
de la pensée postcoloniale. Le moment inaugural est celui des luttes
anticoloniales. Ces luttes sont précédées et accompagnées par toute une
réflexion des colonisés sur eux-mêmes – réflexion sur les contradictions
résultant de leur double statut d’« indigène » et de « sujet » au sein de
l’Empire ; examen des forces qui permettent de résister à la domination
coloniale ; débats autour des rapports entre ce qui relève des facteurs de «
classe » et ce qui tient des facteurs de « race ». Le discours de l’époque
s’articule alors autour de ce que l’on pourrait appeler la politique de
l’autonomie, c’est-à-dire, pour reprendre les termes de Vincent Descombes, la
possibilité de « dire Je », « d’agir de soi-même », de se doter d’une volonté
citoyenne et de participer, ce faisant, à l’universel. Dans la tradition
africaine et diasporique de langue française, Césaire, Fanon, Senghor et
beaucoup d’autres, y compris des romanciers et des gens d’action (syndicalistes,
leaders politiques) ont écrit les textes canoniques de cette période.
Vient
ensuite un deuxième moment que je situerais autour des années 1980. C’est le
moment de la grande herméneutique (high theory) dont le temps fort est la
publication par Edward Said de son œuvre maîtresse, Orientalisme – œuvre qu’il
prolonge et explicite quelques années plus tard dans The World, the Text, the
Critic, puis Culture et Impérialisme. C’est en effet Edward Said, un Palestinien
apatride, qui pose les premières fondations de ce qui deviendra progressivement
la « théorie postcoloniale », comprise cette fois-ci comme une forme alternative
de savoir sur la modernité et une discipline académique à part entière. L’un des
apports décisifs de Said est de montrer, contre la doxa marxiste de l’époque,
que le projet colonial n’était pas réductible à un simple dispositif
militaro-économique ; mais qu’il était sous-tendu par une infrastructure
discursive, une économie symbolique, tout un appareil de savoirs dont la
violence était aussi bien épistémique que physique. L’analyse culturelle de
l’infrastructure discursive ou encore de l’imagination coloniale tout court
deviendra progressivement le sujet même de la théorie postcoloniale et suscitera
des critiques sévères de la part des intellectuels de tradition marxiste et
internationaliste comme Aijaz Ahmed (In Theory: Classes, Nations, Literatures),
Chandra Talpade Mohanty (Third World Women and the Politics of Feminism) ou
encore Benita Parry.
Dans le contexte indien, trois autres penseurs
contribueront à élargir la brèche ouverte par Said. Il s’agit d’abord de Ashis
Nandy (The Intimate Enemy) et sa proposition selon laquelle le colonialisme fut,
avant tout, une affaire psychique ; qu’à ce titre, la lutte contre le
colonialisme fut à la fois une lutte matérielle et mentale (mental war) ; et que
dans tous les cas, la résistance au colonialisme et le nationalisme qui en fut
le corollaire furent contraints d’opérer dans les termes préalablement définis
par l’Occident. Bien avant les autres, c’est Nandy qui facilite le passage de
Fanon en Inde. En même temps, il introduit la psychanalyse dans le discours
postcolonial tout en ouvrant un dialogue entre ce courant de pensée et la
Dialectique des Lumières d’Adorno et Horkheimer. Il y a, d’autre part, Gayatri
Chakravorty Spivak, universitaire d’origine indienne, traductrice de Jacques
Derrida (De la grammatologie), auteure d’un fameux texte devenu un classique,
“Can the Subaltern Speak ?” (Le subalterne peut-il s’exprimer ?) et d’une somme
intitulée Critique of Postcolonial Reason. Vient, enfin, Homi Bhabha, éditeur de
l’ouvrage collectif Nation and Narration, commentateur de Fanon, et lui-même
auteur de The Location of Culture.
C’est également au cours des années
1980-1990 qu’une jonction commence à s’opérer entre la pensée postcoloniale d’un
côté et, de l’autre, plusieurs autres courants aux généalogies particulières.
Qu’il suffise d’en citer deux, dont le mérite est d’offrir une assise
historiographique à ce qui, jusqu’alors, consistait surtout en une analyse de
textes littéraires. Et d’abord les subaltern studies, courant de réflexion
historique né en Inde et qui développe une critique de l’historiographie
nationaliste et anticoloniale tout en tentant de recouvrer les voix et capacités
historiques des vaincus de la décolonisation (paysans, femmes, caste des
intouchables, marginaux, subalternes) par le biais d’une révision et d’une
relecture sélective du marxisme (voir notamment Dipesh Chakrabarty,
Provincializing Europe). À cause du privilège accordé aux « sans voix » et aux «
sans pouvoir », une bonne partie de l’inspiration théorique initiale de l’école
des subaltern studies provient de Gramsci. Mais la « traduction » de Marx dans
les contextes et les langages non européens vise avant tout à comprendre
pourquoi, en Inde, la lutte anticoloniale déboucha non point sur une
transformation radicale de la société, mais sur une sorte de « révolution
passive » caractérisée par la revanche du « communalisme », c’est-à-dire, en
dernier ressort, sur une figure de l’anti-nation.
Il y a, d’autre part, toute
une pensée afro-moderne qui se développe sur les pourtours de l’Atlantique, et
qui prend d’ailleurs cette formation océanique et transnationale comme l’unité
même de son analyse (cas notamment de Paul Gilroy, l’Atlantique noir). Ce
courant de pensée est le fait des Afro-Britanniques, des Afro-Américains et des
Afro-Caribéens. Sa préoccupation centrale est la réécriture des multiples
histoires de la modernité au point de rencontre entre les faits de race et les
facteurs de classe. Dans cette perspective, cette pensée afro-moderne
s’intéresse aussi bien à la question des diasporas qu’aux procédures par
lesquelles les individus sont assujettis à des catégories infamantes qui leur
barrent tout accès au statut de sujet dans l’histoire. Tel est notamment le cas
de l’enfermement dans une race.
W. E. B. Dubois (The Soul of Black Folks)
est, de ce point de vue, le penseur afro-américain qui a analysé le mieux les
effets du « sombre voile de couleur » dans lequel ont été enfermé les gens
d’origine africaine dans le Nouveau Monde. Il fait valoir qu’un tel « voile »
non seulement recouvre celui qui est obligé de le porter, mais encore rend ce
dernier méconnaissable et incompréhensible, en proie à une « double conscience
».
C’est aussi un courant de pensée très sensible à la thématique de la «
libération des esprits » et de la mémoire dans les conditions de la captivité
(la religion, la musique et les arts performatifs notamment), à la problématique
de la dispersion (diasporas), ou encore à ce que Glissant appelle la « poétique
de la relation ». L’expérience artistique et esthétique occupe une place
centrale dans les réflexions de ce courant. Traitant du chant des esclaves,
« vieux chants mystérieux par lesquels l’âme de l’esclave noir a parlé aux
hommes », W. E. B. Dubois dit que « ceux qui marchaient dans les ténèbres, aux
jours anciens, chantaient des chants de douleur – car leur cœur était las ». Ce
motif de la musique noire est repris par Paul Gilroy qui l’étend à l’analyse du
jazz et du reggae.
On le voit, le courant postcolonial est une constellation
intellectuelle dont la force et la faiblesse s’originent dans son éclatement
même. Résultat de la circulation des savoirs entre divers continents et au
travers de diverses traditions anti-impériales, il est comme une rivière aux
multiples affluents. Ce qui a fait sa force au sein de l’académie anglo-saxonne,
ce n’est pas seulement la radicalité de son éclectisme. C’est surtout le fait
que le courant postcolonial est parvenu à décentrer le questionnaire des
humanités. Grâce à son insistance sur le pluralisme culturel et épistémologique,
son syncrétisme antisystématique, ses synthèses créatives, son recours à des
méthodes hybrides, voire ses contresens généralement intelligents et féconds, il
a permis l’installation, au cœur même de l’académie, d’autres questions et
d’autres savoirs.
Le troisième moment est marqué par le fait central de notre
époque qu’est la globalisation, l’expansion généralisée de la forme-marchandise
et sa mainmise sur la totalité des ressources naturelles, des productions
humaines, bref sur l’ensemble du vivant. Il me semble que dans ces conditions,
le texte littéraire à lui tout seul ne peut plus être la seule archive de
prédilection. Mais la réflexion critique sur les formes contemporaines
d’instrumentalisation de la vie peut gagner en radicalité si elle consent à
prendre au sérieux ces formations anciennes et récentes du capitalisme que
furent l’esclavage et la colonisation. On voit, en effet, comment, dans la
manière dont fonctionna le capitalisme colonial, le refus d’instituer la sphère
du vivant comme une limite à l’appropriation économique fut constant.
L’esclavage fut, quant à lui, un mode de production, de circulation et de
répartition des richesses fondé sur le refus d’institutionnalisation de quelque
domaine du « non-appropriable » que ce soit. De tous les points de vue, la «
plantation », la « fabrique » et la « colonie » ont été les principaux
laboratoires où a été expérimenté le devenir autoritaire du monde tel qu’on
l’observe aujourd’hui.
Réinvention du sujet
Le
temps postcolonial serait à la fois l’attente de sortie d’un monde inhumain –
avec les conséquences en termes de religion – et un temps de nécessaire
réinvention.
À mes yeux, c’est à la fois le temps de la fin et
celui de la réinvention, à commencer par la réinvention de ce qui a le plus subi
de dommages : le corps. Mais c’est aussi le temps de nouvelles luttes. Dans
les contextes de pauvreté extrême, de racialisation extrême et d’omniprésence de
la mort, le corps est le premier touché et meurtri. Fanon l’avait déjà mis en
exergue à la fin de son premier livre Peau noire, masques blancs, lorsqu’il se
tourne vers son corps et lui adresse cette prière : « Ô mon corps, fais de moi
toujours un homme qui interroge. »
Or, comme le montre bien l’exemple
sud-africain au sortir de l’apartheid, on ne peut réinventer que si l’on sait
regarder à la fois en arrière et en avant de nous. Car, là où ce qui a commencé
dans le sang s’achève dans le sang, les chances de recommencement sont
amoindries par la hantise de l’horreur du passé. En d’autres termes, il est
difficile de réinventer quoi que ce soit en reconduisant tout simplement, contre
autrui, la violence qui fut autrefois déployée contre soi. Il n’y a pas, de
façon automatique, de « bonne violence » qui devrait succéder à une « mauvaise
violence » ou qui devrait en tirer sa légitimité. Chaque violence, la bonne
comme la mauvaise, vient toujours consacrer une disjonction. Réinventer le
politique dans les conditions postcoloniales oblige d’abord à sortir de la
logique de la vengeance, surtout lorsque celle-ci est revêtue des oripeaux du
droit.
Ceci dit, la lutte pour sortir d’un ordre inhumain des choses ne
saurait se dispenser de ce que l’on pourrait appeler la productivité poétique du
religieux. Au demeurant, que serait l’Afrique sans le religieux ? Le religieux
représente, ici, la ressource imaginaire par excellence. Le religieux s’entend
non pas seulement comme rapport au divin, mais aussi comme « instance de la cure
» et de l’espérance, dans un contexte historique où la violence a touché non
seulement les infrastructures matérielles, mais aussi les infrastructures
psychiques, à travers le dénigrement de l’autre, l’affirmation selon laquelle il
n’est rien.
C’est ce discours – parfois intériorisé – sur le rien qui est
interrogé par certaines formes du religieux, la visée finale étant de faire en
sorte que ceux qui étaient à genoux puissent enfin « se lever et marcher ». Dans
ces conditions, la question à la fois philosophique, politique et éthique est de
savoir comment accompagner cette « montée en humanité » – montée au bout de
laquelle le dialogue d’homme à homme redevient possible et remplace les
injonctions d’un homme face à son objet.
Lorsque vous
parlez de cette capacité à être soi, à dire « Je », à « se lever et marcher »,
raisonnez-vous à l’échelle des individus ou des peuples et des entités
collectives ?
Les deux. Je fais référence à ce labeur qui consiste
à réapprendre à se penser soi-même comme source universelle du sens. Les
dommages ont été infligés aussi bien à des individus qu’à des
communautés. Les luttes de libération mettent toujours en scène des
personnalités qui émergent d’une communauté, et dont l’expertise consiste à
sonder le temps, à faire le guet, à assumer pour le compte de la communauté la
question « Quand ? ». Ce sont des gens qui interrogent la nuit pour entrevoir
l’aube et pour engager la communauté sur le chemin du jour. Cette démarche est
typique de Martin Luther King, Nelson Mandela, ou le Mahatma Gandhi – héros chez
lesquels l’ascétisme révolutionnaire commence par un effort de transformation de
soi.
L’Afrique du Sud montre très bien que l’injonction de « se lever et
marcher » s’adresse à tous, ennemis et opprimés d’hier. La pseudo- libération
consiste à croire qu’il suffit de tuer le colon et de prendre sa place pour que
le rapport de réciprocité soit restauré. L’Afrique du Sud nous permet de penser
ce qui, dans la politique de la vengeance, ne fait que reproduire le complexe de
Caïn. On ne peut imaginer l’au-delà de la destruction et du ressentiment que
dans un face-à-face douloureux avec la question de savoir « que faire de
l’ennemi ? Qui est mon prochain ? Et comment répondre de façon responsable des
deux ? ». Ceci dit, le souci de réconciliation à lui tout seul ne peut guère se
substituer à l’exigence radicale de justice. Pour que ceux qui, hier, étaient à
genoux et courbés sous le poids de l’oppression puissent se lever et marcher, il
faut que justice soit faite. On n’échappera donc pas à l’exigence de
justice.
Que pensez-vous de l’expérience de la
commission "Vérité et Réconciliation" en Afrique du Sud ?
C’est le
chemin qu’il fallait prendre. Je ne dis pas que tout a été accompli. Mais il
fallait arracher les gens, Noirs comme Blancs, des tenailles de l’esprit-chien,
l’esprit-porc et l’esprit-canaille si caractéristique du racisme en général. La
pierre angulaire de la commission Vérité et Réconciliation se trouve là, dans
cette idée de délivrance de la haine de soi et de la haine de l’autre. En effet,
ce que des siècles de racisme avaient fait, c’était de conduire tout le monde
sur la porte étroite du sépulcre. Après avoir séjourné auprès du sépulcre, il
fallait pouvoir revenir à la vie.
Ce que nous apprend l’expérience
sud-africaine, c’est qu’ériger en veau d’or le fait d’avoir été une « victime »
dans l’histoire du monde souvent oblige celui qui est la proie d’un tel malheur
à vouloir verser du sang, n’importe quel sang, parfois malheureusement jamais
celui de ses bourreaux et, presque toujours, celui d’un tiers, n’importe lequel.
Car, pour fonctionner, le veau d’or a sans cesse besoin de sacrifices et,
partant, de nouvelles victimes que l’on égorge afin d’entretenir le dieu
victimaire. Au sein de l’économie victimaire, la volonté d’expiation prend la
forme de la loi du talion et de l’esprit de vengeance, dans le droit fil des
monothéismes antiques. En effet, dans la mesure où l’on ne fonde jamais le
transcendant sur sa propre mort, il faut bien que ce soit par la mise à mort
sacrificielle de quelqu’un d’autre que s’institue le sacré.
C’est ce qu’à
travers la commission Vérité et Réconciliation l’Afrique du Sud a voulu éviter
et c’est ce qui distingue l’expérience sud-africaine de celle d’un pays comme
Israël. De fait, les États qui se définissent principalement comme des sujets
victimaires apparaissent souvent, aussi, comme des sujets haineux,
c’est-à-dire des sujets qui ne peuvent jamais s’arrêter de mimer la mort
sacrificielle et d’appliquer sur des tiers la somme des cruautés dont ils furent
eux-mêmes, autrefois, les victimes expiatoires.
Dans la question de la
mémoire des victimes, y a-t-il une spécificité noire, des Noirs ou de l’histoire
des Noirs par rapport à celle de l’histoire des Indiens par exemple ? Ou,
au contraire, la réflexion dépasse-t-elle ces spécificités ?
D’abord une
réponse d’ordre général. Il faut trouver une ligne de crête suffisamment élevée,
point culminant depuis lequel se tenir au-dessus du « voile ». Il ne me semble
pas qu’en Afrique du Sud, on croie en l’existence d’un deuil premier,
interminable, en regard duquel tout autre deuil ne serait qu’une simple affaire
de païens. On ne croit pas non plus qu’il faille frapper de déni la souffrance
des autres et vider celle-ci de toute signification humaine pour faire
reconnaître la sienne propre. La question de la mémoire en Afrique du Sud n’est
pas de savoir quelle souffrance humaine doit être sanctifiée et quelle autre
n’est, au fond, qu’un simple incident sans valeur sur l’échelle des vies et des
morts qui comptent vraiment. Toutes les vies et toutes les morts humaines sont
universelles. Et ce que la commission Vérité et Réconciliation nous a appris,
c’est à nous libérer de l’addiction au souvenir de sa propre souffrance qui
caractérise toute conscience victimaire. Car, se libérer de cette addiction est
la condition pour réapprendre à parler un langage humain et, éventuellement,
créer un monde nouveau.
Ceci dit, l’apartheid consistait à distinguer
totalement les Blancs de tous les autres (Noirs, Indiens, métis), à créer des
subdivisions à l’intérieur de chacun de ces groupes, à traduire ces subdivisions
dans des institutions et des technologies de gouvernement spécifiques à chaque
groupe, et à traduire tout ceci dans l’espace géographique par le biais de la
création de bantoustans ou l’interdiction, pour les Noirs, de devenir des
citadins. Au demeurant, avant l’apartheid (qui date de 1948), l’idéologie
coloniale reposait sur la conviction selon laquelle faire la guerre aux « races
inférieures » était nécessaire à l’avancée de la « civilisation ».
Historiquement, il y a donc eu une manière spécifique d’arracher aux Noirs leur
humanité. Mais dans le vocabulaire sud-africain, la « négritude » englobe aussi
bien les métis que les Indiens. Est « noir » tout ce qui n’est pas « blanc
».
Je dirais donc que dans l’Afrique du Sud contemporaine, la question de la
mémoire est posée en termes d’un passé douloureux, mais aussi gros d’espérance,
que l’ensemble des protagonistes essaie d’assumer comme une base pour créer un
futur nouveau et différent. Ceci suppose que soit mise à nu la souffrance que
l’on infligea autrefois aux plus faibles ; que la vérité, toute la vérité soit
dite sur ces souffrances ; que l’on renonce à la dissimulation, au refoulement
et au déni en contrepartie du pardon, c’est-à-dire du vœu de tous de tout
recommencer sur la base d’une reconnaissance mutuelle de l’humanité de chacun et
du droit de chacun de vivre en liberté devant la loi.
Ce qui est frappant,
c’est qu’une grande partie du travail de mémorialisation en cours s’effectue
dans cette visée. Il se traduit, par exemple, par l’ensevelissement approprié
des ossements de ceux qui périrent en luttant, l’érection de stèles funéraires
sur les lieux mêmes où ils sont tombés, la consécration de rituels religieux
trado-chrétiens destinés à « guérir » les survivants de la colère et du désir de
vengeance, la création de très nombreux musées et de parcs destinés à célébrer
la commune humanité de tous, la floraison des arts, et par-dessus tout, par la
mise en œuvre de politiques de réparation visant à combler des siècles de
négligence (un toit, une école, une route, un centre de santé, de l’eau potable,
de l’électricité, bref un homme une voix).
On le voit donc : le travail de
mémoire est inséparable de la méditation sur la manière de transformer en
présence intérieure la destruction physique de ceux qui ont été perdus, rendus à
la poussière. En très grande partie, méditer sur cette absence et sur les voies
de restaurer symboliquement ce qui a été détruit consiste, ici, à donner toute
sa force subversive au thème de la sépulture. Mais la sépulture n’est pas tant
la célébration de la mort que le renvoi à ce supplément de vie nécessaire au
relèvement des morts, au sein d’une culture nouvelle qui se promet de ne jamais
oublier les vaincus.
Voilà donc une démarche qui embrasse et transcende à la
fois la question de la spécificité. Ceci ne va pas sans tensions ni
contradictions. Ce procès est inachevé. Ces tensions, on les voit en particulier
dans la manière dont s’effectue aujourd’hui la dé-racialisation des espaces
urbains, voire de l’économie et des institutions. Dans tous les cas, l’avenir,
de ce point de vue, est non pas à je ne sais quelle sorte d’afrocentrisme, mais
à ce que j’appellerais l’afropolitanisme – une manière d’être « africain »
ouverte à la différence et conçue au-delà de la race.
Mémoire et
responsabilité
Dans votre livre, De la postcolonie. Essai sur
l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, vous évoquez souvent le
Cameroun. Dans les polémiques françaises en cours de concurrence entre les
victimes, les Noirs originaires de l’Afrique de l’Ouest, les Martiniquais et les
îliens se positionnent de manière différente. Ils sont très attentifs à ce qui
se dit au sujet de leurs mémoires.
Mon livre se démarque, à bien des égards,
de la pensée postcoloniale, ne serait-ce que dans le privilège que cette pensée
accorde aux questions d’identité et de différence, ou encore le rôle central
qu’elle accorde à la thématique de la résistance. À mes yeux, il y a une
différence entre la pensée de la « postcolonie » et la pensée « postcoloniale ».
La question qui parcourt De la postcolonie est celle-ci : « Qu’est-ce que c’est
qu’aujourd’hui, et qu’est-ce que c’est que nous, aujourd’hui ? » C’est quoi les
lignes de fragilité, les lignes de précarité, les fissures dans la vie africaine
contemporaine ? Et éventuellement, comment ce qui est pourrait ne plus être,
pourrait donner naissance à autre chose ? Et donc, si vous voulez, c’est une
réflexion sur les fractures, sur ce qui reste de la promesse de vie lorsque
l’ennemi n’est plus le colon, à proprement parler, mais le « frère ». Le livre
est donc une critique du discours africain sur la communauté et la
fraternité.
On peut donc dire qu’il ne s’intéresse à la mémoire qu’en tant
que celle-ci est d’abord une question de responsabilité devant soi et devant un
héritage. Je dirais que la mémoire est, par-dessus tout, une affaire de
responsabilité à l’égard de quelque chose dont on n’est pas souvent soi-même
l’auteur. D’ailleurs, je crois qu’on ne devient vraiment homme que dans la
mesure où l’on est capable de répondre de ce dont on n’est pas l’auteur direct,
de celui avec qui on n’a, apparemment, rien en partage. Il n’y a de mémoire,
véritablement, que dans le faisceau d’injonctions, d’exigences que le passé non
seulement nous transmet, mais aussi nous oblige à contempler. Je suppose que le
passé nous oblige à lui répondre de façon responsable. Il n’y a donc de mémoire
que dans cette assignation à une responsabilité.
Comment la pensée
postcoloniale se positionne-t-elle par rapport à l’Europe ? Est-elle une pensée
anti-européenne ou reprend-elle des valeurs de l’Europe ? La réflexion sur
l’école postcoloniale ne doit-elle pas aussi s’entendre comme réflexion sur le
décentrement de la pensée européenne ?
La pensée postcoloniale n’est pas une
pensée anti-européenne. Elle est au contraire fille de la rencontre entre
l’Europe et les mondes dont elle fit autrefois ses lointaines possessions. En
montrant comment l’expérience coloniale et impériale a été codifiée dans des
représentations, des divisions disciplinaires, leurs méthodologies et leurs
objets, elle nous convie à une lecture alternative de notre modernité à tous.
Elle appelle l’Europe à vivre ce qu’elle dit être ses origines, son avenir et sa
promesse, et à vivre tout cela de façon responsable. Si, comme l’a toujours
prétendu l’Europe, cette promesse a véritablement pour objet l’avenir de
l’humanité dans son ensemble, alors la pensée postcoloniale appelle l’Europe à
ouvrir et à relancer sans cesse cet avenir, de façon singulière, responsable de
soi, de l’autre, et devant l’autre.
Mais la pensée postcoloniale est
également une pensée du rêve : le rêve d’une nouvelle forme d’humanisme – un
humanisme critique qui serait fondé avant tout sur le partage de ce qui nous
différencie, en deçà des absolus. C’est le rêve d’une polis universelle parce
que métisse. C’est ce que Senghor, dans son Œuvre poétique, appelait de ses vœux
– cette « renaissance du Monde » dont parle, par exemple, sa « Prière aux
Masques ». Pour que cette polis universelle existe, il faut que soit reconnu à
tous le droit universel d’hériter du monde dans son ensemble.
La pensée de la
postcolonie, en revanche, est une pensée de la vie et de la responsabilité, mais
à travers le prisme de ce qui dément les deux. Elle se situe en droite ligne de
certains aspects de la pensée noire (Fanon, Senghor, Césaire et autres). Elle
est une pensée de la responsabilité, responsabilité en tant qu’obligation de
répondre de soi-même, d’être garant de ses actes. L’éthique sous-jacente à cette
pensée de la responsabilité est l’avenir de soi au souvenir de ce que l’on a été
entre les mains de quelqu’un d’autre, au souvenir des souffrances que l’on a
endurées du temps de la captivité, lorsque la loi et le sujet étaient
divisés.
La pensée postcoloniale ne peut pas ne pas valoir pour le rapport de
l’Europe à elle-même. Si l’on devait appliquer les postulats de la théorie
postcoloniale à la France par exemple, on dirait que depuis la Traite des
esclaves et la colonisation, il n’y a pas d’identité française ou de lieux
français de mémoire qui n’englobent simultanément l’ailleurs et l’ici. En
d’autres termes, l’ailleurs est constitutif de l’ici et vice versa. Il n’y a
plus de « dedans » qui serait coupé d’un « dehors », un passé qui serait coupé
du présent. Il y a un temps, celui de la rencontre avec l’Autre, qui se dédouble
constamment et qui consiste, non dans la scission, mais dans la contraction,
l’enroulement et la jonction. Voilà, en tout cas, une géographie et une carte du
sujet qui permettraient de poser d’une autre manière les questions brûlantes de
la banlieue, de la nation, de la citoyenneté, voire de l’immigration.
Le
tiers-mondisme prend principalement pour cible les États-Unis, qu’en est-il de
la théorie postcoloniale ?
Pour ce qui me concerne, le différend porte sur la
manière dont, historiquement, les gouvernements successifs des États-Unis ont
prétendu fonder l’universalisme et promouvoir la démocratie sur la base de
crimes par ailleurs présentés comme autant de réalisations terrestres de la loi
de Dieu et de la providence divine. C’est donc la théologie politique de l’État
américain qui est visée dans la mesure où le dieu qu’elle invoque est un dieu
mélancolique, coléreux et vengeur. La miséricorde ne fait pas partie de ses lois
et de ses préceptes. C’est un dieu rancunier et jaloux, prompt à la destruction,
et qui exige tout le temps des sacrifices humains.
Cette critique de la
théologie politique sous-jacente à la politique américaine de puissance
(l’hyper-hégémonie) est absolument nécessaire dans les conditions actuelles. Et
d’ailleurs le meilleur de cette critique vient des États-Unis mêmes. Comment, en
effet, peut-on prétendre « faire monde » sur la base d’une politique presque
exclusivement fondée sur une seule question, à savoir qui est donc mon ennemi,
le mien, ici et maintenant et comment l’exterminer ?
Ce n’est donc pas
l’Amérique en tant que telle qui est visée, mais une idée du politique et du
monde qui se confond très étroitement avec l’histoire de l’ennemi – l’ennemi en
tant que catégorie ontologique, voire théologique, dans le sens où mon ennemi
est, par principe, toujours l’ennemi de Dieu tout court, et la haine que je lui
porte est nécessairement une haine divine.
Je ne pense pas que l’on puisse «
faire monde » sur la base d’un rapport entre les hommes dans lequel toute idée
de morale serait suspendue alors que l’on ne cesse précisément de convoquer la
morale dans l’acte même par lequel on pratique l’immoralité et la barbarie. La
politique mondiale des États-Unis aujourd’hui est une politique qui cherche à
s’absoudre de tout lien. Au nom de la sécurité, elle cherche à être exemptée de
toute responsabilité. Cette politique de l’irresponsabilité illimitée doit faire
l’objet d’une critique, ferme, intelligente et soutenue.
Propos
recueillis pas Olivier Mongin, Nathalie Lempereur et Jean-Louis
Schlegel
* Auteur de De la postcolonie. Essai sur l’imagination
politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000. Professeur
d’histoire et de science politique à l’université de Witwatersrand,
Johannesburg, Afrique du Sud et à l’université de Californie
(Irvine).