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décembre 2006

Pour comprendre la pensée postcoloniale


Sommaire
Bonus : Portrait du colonisé  
Qu'est-ce que la pensée postcoloniale? (Entretien)
MBEMBE Achille
Article
Les failles de l’universalisme européen, confronté en particulier à son histoire coloniale, ont nourri différents types de critiques de l’Occident. En quoi le courant «postcolonial» apparaît-il original? Sa constitution d’emblée transnationale et éclectique lui permet d’associer la tradition anti-impérialiste, les nouvelles subaltern studies et une lecture de la mondialisation.


What is post-colonial thinking? An interview with Achille Mbembe


The faults in Europe’s universalism, especially when confronting its colonial history, have nurtured a variety of critical perspectives in the West. Why does the “post-colonial” way of thinking look so original? It grew up as a transnational, eclectic vein from the very start, enabling it to combine the anti-imperialist tradition, the fledgling ‘subaltern studies’ and a specific take on globalization.
Entretien avec Achille Mbembe*

Esprit – Pouvez-vous nous présenter l’école de pensée dite « postcoloniale » ? Elle est présente en Afrique, en Inde, en Grande-Bretagne, en Australie, aux États-Unis, mais peu en France. Pouvez-vous nous présenter sa substance, ses moteurs ? En quoi se distingue-t-elle notamment de mouvements de réflexions anti-occidentaux ou tiers-mondistes ?

Achille MBEMBE – La configuration intellectuelle connue dans le monde anglo-saxon sous le vocable d’« études postcoloniales » ou de « théorie postcoloniale » se caractérise par son hétérogénéité, et il est difficile de résumer en quelques mots ce qui en constitue l’originalité.
Peut-être faut-il commencer en précisant qu’elle n’a pas grand-chose à voir avec la caricature que le chœur des repentis a fait du « tiers-mondisme » en France. Il s’agit, en vérité, d’une pensée à plusieurs entrées, qui est loin d’être un système parce qu’en grande partie, elle se fait elle-même en même temps qu’elle fait sa route. Voilà pourquoi, à mon avis, il est exagéré d’en parler comme d’une « théorie ». Tributaire à la fois des luttes anticoloniales et anti-impérialistes d’un côté, et, de l’autre, des héritages de la philosophie occidentale et des disciplines constitutives des humanités européennes, elle est une pensée éclatée – ce qui fait sa force, mais aussi sa faiblesse. En dépit de son éclatement, il est possible de relever certaines manières de raisonner, ou certains arguments propres à ce courant de pensée, et dont la contribution à une lecture alternative de notre modernité est considérable.
J’évoquerai pour commencer la critique, non pas de l’Occident sui generis, mais des effets d’aveuglement et de cruauté induits par une certaine conception – je dirais coloniale – de la raison, de l’humanisme et de l’universalisme. Cette critique se distingue de celle qui fut faite en son temps par les courants existentialiste, phénoménologique et poststructuraliste dans la France de l’après-guerre. Certes, la problématique de l’autocréation et de l’autogouvernement est sa préoccupation majeure. Mais sa démarche ne s’inscrit pas entièrement dans la problématique de la « mort de Dieu » selon Nietzsche. Elle se démarque, sur plusieurs plans, de l’idée sartrienne de « l’homme sans Dieu » qui prend la place laissée vide par le « Dieu mort ». Elle ne souscrit presque pas au thème foucaldien selon lequel « Dieu étant mort, l’homme est mort aussi ».
Elle met, en revanche, le doigt sur deux choses. En premier lieu, elle met à nu aussi bien la violence inhérente à une idée particulière de la raison que le fossé qui, dans les conditions coloniales, sépare la pensée éthique européenne de ses décisions pratiques, politiques et symboliques. Comment, en effet, réconcilier la foi proclamée en l’homme et la légèreté avec laquelle on sacrifie la vie, le travail des colonisés et leur monde de significations ? C’est, à titre d’exemple, la question que pose Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme.
D’autre part, la pensée postcoloniale insiste sur l’humanité-à-venir, celle qui doit naître une fois que les figures coloniales de l’inhumain et de la différence raciale auront été abolies. Cette espérance dans l’avènement d’une communauté universelle et fraternelle est très proche de la pensée juive, du moins telle qu’elle se donne à voir chez Ernst Bloch, voire Walter Benjamin – la dimension théologico-politique en moins.
Cela dit, la critique postcoloniale se déroule à plusieurs niveaux. D’une part, elle déconstruit, comme le fait Edward Said dans Orientalisme, la prose coloniale, c’est-à-dire le montage mental, les représentations et formes symboliques ayant servi d’infrastructure au projet impérial. Elle démasque également la puissance de falsification de cette prose – en un mot la réserve de mensonge et le poids des fonctions de fabulation sans lesquels le colonialisme en tant que configuration historique de pouvoir eût échoué. On apprend ainsi comment ce qui passait pour l’humanisme européen chaque fois apparut, dans les colonies, sous la figure de la duplicité, du double langage et du travestissement du réel.
De fait, la colonisation ne cessa de mentir à son propre sujet et au sujet d’autrui. Comme l’explique très bien Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs, les procédures de racialisation du colonisé constituent le moteur de cette économie du mensonge et de la duplicité. Pour la pensée postcoloniale, la race constitue en effet la région sauvage de l’humanisme européen, sa bête. Pour reprendre les termes de Castoriadis s’agissant du racisme, je dirai que la bête dit à peu près ceci : « Il n’y a que moi qui vaut. Mais je ne peux valoir en tant que moi que si les autres, en tant que eux, ne valent rien. »
La pensée postcoloniale s’efforce donc de démonter l’ossature de la bête, de débusquer ses lieux d’habitation privilégiée. Plus radicalement, elle se pose la question de savoir ce que c’est que vivre sous le régime de la bête, de quelle vie il s’agit et de quel type de mort on meurt. Elle montre qu’il y a, dans l’humanisme colonial européen, quelque chose qu’il faut bien appeler la haine inconsciente de soi. Le racisme en général et le racisme colonial en particulier constituent le transfert, sur l’autre, de cette haine de soi.
Il existe un deuxième niveau de la critique postcoloniale de l’humanisme et de l’universalisme européens que l’on pourrait qualifier, si le terme n’avait pas fait l’objet de tant de malentendus, de biopolitique. En effet, la figure de l’Europe dont la colonie (et avant elle la « plantation » sous le régime de l’esclavage) fait l’expérience et dont elle devient petit à petit familière est loin d’être celle de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. Le totem que les colonisés découvrent derrière le masque de l’humanisme et de l’universalisme, ce n’est pas seulement un sujet très souvent sourd et aveugle. C’est surtout un sujet marqué par le désir de sa propre mort, mais en tant que cette mort passe nécessairement par celle des autres ; en tant qu’elle est une mort déléguée.
C’est également un sujet aux yeux duquel le droit n’a rien à voir avec la justice, mais est au contraire une certaine manière de provoquer la guerre, de la conduire et de la pérenniser. C’est enfin un sujet pour qui la richesse n’est qu’un moyen d’exercice du droit de vie et de mort sur les autres. Du coup, on pourrait dire de la pensée post­coloniale qu’elle est, non pas une critique du pouvoir dans le sens où on l’entend généralement, mais de la force – une force qui ne sait pas se transformer. Une fois de plus, c’est Fanon qui, mieux que quiconque, rend compte de cette espèce de force nécropolitique qui, en transitant par la fiction, devient malade de la vie, ou encore, dans un acte de réversion permanente, prend la mort pour la vie et la vie pour la mort. C’est la raison pour laquelle la relation coloniale oscille constamment entre le désir d’exploiter l’autre (posé comme racialement inférieur) et la tentation de l’éliminer, de l’exterminer.
La troisième caractéristique de la pensée postcoloniale est d’être une pensée de l’enchevêtrement et de la concaténation. C’est notamment ce que dévoile sa critique de l’identité et de la subjectivité. De ce point de vue, elle s’oppose à une certaine illusion occidentale selon laquelle il n’y aurait de sujet que dans le renvoi circulaire et permanent à soi-même, à une essentielle et inépuisable singularité. Au contraire, cette pensée insiste sur le fait que l’identité s’origine dans la multiplicité et la dispersion ; que le renvoi à soi n’est possible que dans l’entre-deux, dans l’interstice entre la marque et la démarque, dans la co-constitution. Dans ces conditions, la colonisation n’apparaît plus comme une domination mécanique et unilatérale qui force l’assujetti au silence et à l’inaction. Au contraire, le colonisé est un individu vivant, parlant, conscient, agissant, dont l’identité est le résultat d’un triple mouvement d’effraction, de gommage et de réécriture de soi.
Au demeurant, comme le suggère Gandhi lui-même, l’universalisation de l’impérialisme ne s’explique pas seulement par la violence de la coercition. Elle est aussi la conséquence du fait que beaucoup de colonisés acceptèrent, pour des raisons plus ou moins valables, de devenir les complices conscients d’une fable qui les séduisit à plusieurs égards. L’identité du colonisé comme celle du colonisateur se forme au point d’intersection entre l’ellipse, le décrochage et la reprise. La pensée postcoloniale s’efforce d’analyser ce vaste champ d’ambivalence et les attendus esthétiques de cet enchevêtrement, ses effets paradoxaux.
C’est peut-être le moment d’indiquer que dans la pensée postcoloniale, la critique de l’humanisme et de l’universalisme européen n’est pas une fin en soi. Elle est faite dans le but d’ouvrir la voie à une interrogation sur la possibilité d’une politique du semblable. Le préalable à cette politique du semblable est la reconnaissance de l’Autre et de sa différence. Je crois que cette inscription dans le futur, dans la quête interminable des nouveaux horizons de l’homme par le biais de la reconnaissance d’autrui comme foncièrement homme est un aspect de cette pensée que l’on oublie trop souvent. Or, elle est constitutive de la quête de Fanon, du Senghor des Œuvres poétiques alors qu’il est prisonnier dans un camp allemand (le Front Stalag 230), des méditations d’Edward Said au soir de sa vie ou, plus récemment, des considérations de Paul Gilroy sur la possibilité d’une vie conviviale dans un monde désormais multiculturel (Postcolonial Melancholia). On retrouve les mêmes accents dans une grande partie de la pensée afro-américaine, confrontée qu’elle est, par ailleurs, à la difficulté de se réapproprier les héritages de l’esclavage et du racisme, de les ordonner au service de la résistance des dominés sans toutefois tomber dans le piège de la racialisation et de la glorification de la race.
Un dernier point. Ce qui fait la force politique de la pensée post­coloniale est son inscription dans les luttes sociales historiques des sociétés colonisées, et notamment sa relecture de la praxis théorique des mouvements dits de libération. C’est donc une pensée qui, à plusieurs égards, croit encore au postulat selon lequel il n’y a de savoir que celui qui vise à transformer le monde. C’est une pensée de l’être-sujet, de l’être-pour-soi, de la manière dont la dialectique du maître et de l’esclave, du colon et de l’indigène pourrait être transcendée. Finalement, si la pensée postcoloniale est aujourd’hui le privilège des institutions académiques anglo-saxonnes et des intellectuels de langue anglaise, il ne faut pas oublier que ce courant s’est largement inspiré de la pensée de langue française. J’ai évoqué Fanon, Césaire, Senghor. J’aurais pu y ajouter Glissant et d’autres encore. Aujourd’hui, certaines œuvres de la littérature africaine francophone font partie des textes canoniques de la critique postcoloniale.
Mais il faut ajouter à ceci l’influence des penseurs français de l’altérité comme Merleau-Ponty, Sartre, Levinas et bien d’autres ; ou encore ce que la pensée postcoloniale doit aux analyses de Foucault, Derrida, voire Lacan. Il s’agit donc d’une réflexion qui est, à plusieurs égards, très proche d’une certaine démarche de réflexion française. Le paradoxe est qu’à cause de son insularité culturelle et du narcissisme de ses élites, la France s’est coupée de ces nouveaux voyages de la pensée mondiale.
Tout se passe malheureusement comme s’il n’y avait strictement rien à sauver de la tradition critique française d’après-guerre, dont on sait pourtant qu’elle accorda une place centrale non seulement au fait nazi, mais aussi au fait colonial. On fait comme si l’événement colonial appartenait à un outre-temps et à un outre-mer, et comme s’il n’avait strictement rien à nous apprendre au sujet de la compréhension de notre propre modernité, de la citoyenneté, de la démocratie, voire du développement de nos humanités. Du coup, la France ne peine pas seulement à parler d’elle-même. La réflexion française contemporaine ne sait plus comment parler de l’Autre, encore moins à l’Autre. Elle préfère, dans la bonne généalogie coloniale, parler à la place de l’autre, avec les résultats catastrophiques que l’on sait, comme récemment lors du débat surréaliste sur les bienfaits de la colonisation ou lors des émeutes dans les banlieues.

Une sortie du tiers-mondisme

Peut-on introduire une articulation entre mondialisation et pensée postcoloniale ?

On peut dire que la pensée postcoloniale est, à plusieurs égards, une pensée de la mondialisation même si, au départ, elle n’utilise pas ce terme. Et d’abord, elle montre qu’il n’y a guère de disjonction entre l’histoire de la nation et celle de l’empire. Le Napoléon du rétablissement de l’esclavage et Toussaint Louverture, le représentant de la révolution des droits de l’homme, constituent les deux faces de la même nation et du même empire colonial. La pensée postcoloniale montre comment le colonialisme lui-même fut une expérience planétaire et contribua à l’universalisation des représentations, des techniques et des institutions (cas de l’État-nation, voire de la marchandise sous ses espèces modernes). Elle nous dit qu’au fond, ce processus d’universalisation, loin d’être à sens unique, fut paradoxal, gros de toutes sortes d’ambiguïtés.
D’ailleurs, pour ce qui est de l’Atlantique, la « colonie » vient s’ajouter à une autre formation du pouvoir qui est la « plantation », unité centrale d’un âge antérieur que l’on pourrait appeler l’âge de la protoglobalisation. La critique postcoloniale montre que notre modernité globale doit être pensée bien en amont du XIXe siècle, à partir de cette période au cours de laquelle la marchandisation de la propriété privée s’effectue de concert avec celle des personnes, au moment de la Traite des esclaves. L’âge de la Traite atlantique est aussi celui des grandes migrations, même si celles-ci sont forcées. C’est l’âge du brassage forcé des populations, de la scission créatrice au détour de laquelle surgit le monde créole des grandes cultures urbaines contemporaines.
C’est aussi l’âge des grandes expériences planétaires. Comme le montre Paul Gilroy dans l’Atlantique noir, ou encore des historiens comme Peter Linebaugh et Marcus Rediker (The Many Headed Hydra: Slaves, Sailors, commoners and the Hideen History of the Revolutionary Atlantic), c’est le moment au cours duquel des hommes, arrachés à la terre, au sang et au sol, apprennent à imaginer des communautés au-delà des liens du sol, sortent du confort de la répétition et inventent de nouvelles formes de mobilisation et de solidarités transnationales. Avant que les colonies ne deviennent les grands laboratoires de la modernité au XIXe siècle, la « plantation » préfigure déjà une nouvelle conscience du monde et de la culture.
À côté de ces facteurs historiques, il existe d’autres niveaux d’articulation de nature théorique. C’est notamment le cas là où un dialogue s’esquisse entre la pensée postcoloniale et la pensée afro-moderne venue des États-Unis et des Caraïbes notamment. Cette pensée afro-moderne est une pensée de l’entre-deux et de l’entrelacement. Elle déclare que l’on ne peut véritablement en appeler au monde que lorsque, par la force des choses, on a été auprès des autres, avec les autres. Dans ces conditions, « rentrer en soi », c’est d’abord « sortir de soi », sortir de la nuit de l’identité, des lacunes de mon petit monde. On a donc ici une manière de lire la mondialisation qui repose sur l’affirmation radicale de l’épaisseur de la proximité, du déplacement, voire de la dislocation. En d’autres termes, la conscience du monde naît de l’actualisation de ce qui était déjà possible en moi, mais par le biais de ma rencontre avec la vie d’autrui, ma responsabilité à l’égard de la vie d’autrui et des mondes apparemment lointains et, surtout, de gens avec qui je n’ai apparemment aucun lien – les intrus.

Dans quelle mesure la situation historique et politique explique-t-elle le développement de ce courant ? Ce n’est sans doute pas un hasard si ce mouvement intervient après l’échec des États-nations postcoloniaux. Le problème n’est-il pas aujourd’hui de reconstruire le politique ?

Cette question appelle une longue explication. On peut dire qu’il y a trois moments centraux dans le développement de la pensée post­coloniale. Le moment inaugural est celui des luttes anticoloniales. Ces luttes sont précédées et accompagnées par toute une réflexion des colonisés sur eux-mêmes – réflexion sur les contradictions résultant de leur double statut d’« indigène » et de « sujet » au sein de l’Empire ; examen des forces qui permettent de résister à la domination coloniale ; débats autour des rapports entre ce qui relève des facteurs de « classe » et ce qui tient des facteurs de « race ». Le discours de l’époque s’articule alors autour de ce que l’on pourrait appeler la politique de l’autonomie, c’est-à-dire, pour reprendre les termes de Vincent Descombes, la possibilité de « dire Je », « d’agir de soi-même », de se doter d’une volonté citoyenne et de participer, ce faisant, à l’universel. Dans la tradition africaine et diasporique de langue française, Césaire, Fanon, Senghor et beaucoup d’autres, y compris des romanciers et des gens d’action (syndicalistes, leaders politiques) ont écrit les textes canoniques de cette période.
Vient ensuite un deuxième moment que je situerais autour des années 1980. C’est le moment de la grande herméneutique (high theory) dont le temps fort est la publication par Edward Said de son œuvre maîtresse, Orientalisme – œuvre qu’il prolonge et explicite quelques années plus tard dans The World, the Text, the Critic, puis Culture et Impérialisme. C’est en effet Edward Said, un Palestinien apatride, qui pose les premières fondations de ce qui deviendra progressivement la « théorie postcoloniale », comprise cette fois-ci comme une forme alternative de savoir sur la modernité et une discipline académique à part entière. L’un des apports décisifs de Said est de montrer, contre la doxa marxiste de l’époque, que le projet colonial n’était pas réductible à un simple dispositif militaro-économique ; mais qu’il était sous-tendu par une infrastructure discursive, une économie symbolique, tout un appareil de savoirs dont la violence était aussi bien épistémique que physique. L’analyse culturelle de l’infrastructure discursive ou encore de l’imagination coloniale tout court deviendra progressivement le sujet même de la théorie postcoloniale et suscitera des critiques sévères de la part des intellectuels de tradition marxiste et internationaliste comme Aijaz Ahmed (In Theory: Classes, Nations, Literatures), Chandra Talpade Mohanty (Third World Women and the Politics of Feminism) ou encore Benita Parry.
Dans le contexte indien, trois autres penseurs contribueront à élargir la brèche ouverte par Said. Il s’agit d’abord de Ashis Nandy (The Intimate Enemy) et sa proposition selon laquelle le colonialisme fut, avant tout, une affaire psychique ; qu’à ce titre, la lutte contre le colonialisme fut à la fois une lutte matérielle et mentale (mental war) ; et que dans tous les cas, la résistance au colonialisme et le nationalisme qui en fut le corollaire furent contraints d’opérer dans les termes préalablement définis par l’Occident. Bien avant les autres, c’est Nandy qui facilite le passage de Fanon en Inde. En même temps, il introduit la psychanalyse dans le discours postcolonial tout en ouvrant un dialogue entre ce courant de pensée et la Dialectique des Lumières d’Adorno et Horkheimer. Il y a, d’autre part, Gayatri Chakravorty Spivak, universitaire d’origine indienne, traductrice de Jacques Derrida (De la grammatologie), auteure d’un fameux texte devenu un classique, “Can the Subaltern Speak ?” (Le subalterne peut-il s’exprimer ?) et d’une somme intitulée Critique of Postcolonial Reason. Vient, enfin, Homi Bhabha, éditeur de l’ouvrage collectif Nation and Narration, commentateur de Fanon, et lui-même auteur de The Location of Culture.
C’est également au cours des années 1980-1990 qu’une jonction commence à s’opérer entre la pensée postcoloniale d’un côté et, de l’autre, plusieurs autres courants aux généalogies particulières. Qu’il suffise d’en citer deux, dont le mérite est d’offrir une assise historiographique à ce qui, jusqu’alors, consistait surtout en une analyse de textes littéraires. Et d’abord les subaltern studies, courant de réflexion historique né en Inde et qui développe une critique de l’historiographie nationaliste et anticoloniale tout en tentant de recouvrer les voix et capacités historiques des vaincus de la décolonisation (paysans, femmes, caste des intouchables, marginaux, subalternes) par le biais d’une révision et d’une relecture sélective du marxisme (voir notamment Dipesh Chakrabarty, Provincializing Europe). À cause du privilège accordé aux « sans voix » et aux « sans pouvoir », une bonne partie de l’inspiration théorique initiale de l’école des subaltern studies provient de Gramsci. Mais la « traduction » de Marx dans les contextes et les langages non européens vise avant tout à comprendre pourquoi, en Inde, la lutte anticoloniale déboucha non point sur une transformation radicale de la société, mais sur une sorte de « révolution passive » caractérisée par la revanche du « communalisme », c’est-à-dire, en dernier ressort, sur une figure de l’anti-nation.
Il y a, d’autre part, toute une pensée afro-moderne qui se développe sur les pourtours de l’Atlantique, et qui prend d’ailleurs cette formation océanique et transnationale comme l’unité même de son analyse (cas notamment de Paul Gilroy, l’Atlantique noir). Ce courant de pensée est le fait des Afro-Britanniques, des Afro-Américains et des Afro-Caribéens. Sa préoccupation centrale est la réécriture des multiples histoires de la modernité au point de rencontre entre les faits de race et les facteurs de classe. Dans cette perspective, cette pensée afro-moderne s’intéresse aussi bien à la question des diasporas qu’aux procédures par lesquelles les individus sont assujettis à des catégories infamantes qui leur barrent tout accès au statut de sujet dans l’histoire. Tel est notamment le cas de l’enfermement dans une race.
W. E. B. Dubois (The Soul of Black Folks) est, de ce point de vue, le penseur afro-américain qui a analysé le mieux les effets du « sombre voile de couleur » dans lequel ont été enfermé les gens d’origine africaine dans le Nouveau Monde. Il fait valoir qu’un tel « voile » non seulement recouvre celui qui est obligé de le porter, mais encore rend ce dernier méconnaissable et incompréhensible, en proie à une « double conscience ».
C’est aussi un courant de pensée très sensible à la thématique de la « libération des esprits » et de la mémoire dans les conditions de la captivité (la religion, la musique et les arts performatifs notamment), à la problématique de la dispersion (diasporas), ou encore à ce que Glissant appelle la « poétique de la relation ». L’expérience artistique et esthétique occupe une place centrale dans les réflexions de ce ­courant. Traitant du chant des esclaves, « vieux chants mystérieux par lesquels l’âme de l’esclave noir a parlé aux hommes », W. E. B. Dubois dit que « ceux qui marchaient dans les ténèbres, aux jours anciens, chantaient des chants de douleur – car leur cœur était las ». Ce motif de la musique noire est repris par Paul Gilroy qui l’étend à l’analyse du jazz et du reggae.
On le voit, le courant postcolonial est une constellation intellectuelle dont la force et la faiblesse s’originent dans son éclatement même. Résultat de la circulation des savoirs entre divers continents et au travers de diverses traditions anti-impériales, il est comme une rivière aux multiples affluents. Ce qui a fait sa force au sein de l’académie anglo-saxonne, ce n’est pas seulement la radicalité de son éclectisme. C’est surtout le fait que le courant postcolonial est parvenu à décentrer le questionnaire des humanités. Grâce à son insistance sur le pluralisme culturel et épistémologique, son syncrétisme antisystématique, ses synthèses créatives, son recours à des méthodes hybrides, voire ses contresens généralement intelligents et féconds, il a permis l’installation, au cœur même de l’académie, d’autres questions et d’autres savoirs.
Le troisième moment est marqué par le fait central de notre époque qu’est la globalisation, l’expansion généralisée de la forme-marchandise et sa mainmise sur la totalité des ressources naturelles, des productions humaines, bref sur l’ensemble du vivant. Il me semble que dans ces conditions, le texte littéraire à lui tout seul ne peut plus être la seule archive de prédilection. Mais la réflexion critique sur les formes contemporaines d’instrumentalisation de la vie peut gagner en radicalité si elle consent à prendre au sérieux ces formations anciennes et récentes du capitalisme que furent l’esclavage et la colonisation. On voit, en effet, comment, dans la manière dont fonctionna le capitalisme colonial, le refus d’instituer la sphère du vivant comme une limite à l’appropriation économique fut constant. L’esclavage fut, quant à lui, un mode de production, de circulation et de répartition des richesses fondé sur le refus d’institutionnalisation de quelque domaine du « non-appropriable » que ce soit. De tous les points de vue, la « plantation », la « fabrique » et la « colonie » ont été les principaux laboratoires où a été expérimenté le devenir autoritaire du monde tel qu’on l’observe aujourd’hui.

Réinvention du sujet

Le temps postcolonial serait à la fois l’attente de sortie d’un monde inhumain – avec les conséquences en termes de religion – et un temps de nécessaire réinvention.

À mes yeux, c’est à la fois le temps de la fin et celui de la réinvention, à commencer par la réinvention de ce qui a le plus subi de ­dommages : le corps. Mais c’est aussi le temps de nouvelles luttes. Dans les contextes de pauvreté extrême, de racialisation extrême et d’omniprésence de la mort, le corps est le premier touché et meurtri. Fanon l’avait déjà mis en exergue à la fin de son premier livre Peau noire, masques blancs, lorsqu’il se tourne vers son corps et lui adresse cette prière : « Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge. »
Or, comme le montre bien l’exemple sud-africain au sortir de l’apartheid, on ne peut réinventer que si l’on sait regarder à la fois en arrière et en avant de nous. Car, là où ce qui a commencé dans le sang s’achève dans le sang, les chances de recommencement sont amoindries par la hantise de l’horreur du passé. En d’autres termes, il est difficile de réinventer quoi que ce soit en reconduisant tout simplement, contre autrui, la violence qui fut autrefois déployée contre soi. Il n’y a pas, de façon automatique, de « bonne violence » qui devrait succéder à une « mauvaise violence » ou qui devrait en tirer sa légitimité. Chaque violence, la bonne comme la mauvaise, vient toujours consacrer une disjonction. Réinventer le politique dans les conditions postcoloniales oblige d’abord à sortir de la logique de la vengeance, surtout lorsque celle-ci est revêtue des oripeaux du droit.
Ceci dit, la lutte pour sortir d’un ordre inhumain des choses ne saurait se dispenser de ce que l’on pourrait appeler la productivité poétique du religieux. Au demeurant, que serait l’Afrique sans le religieux ? Le religieux représente, ici, la ressource imaginaire par excellence. Le religieux s’entend non pas seulement comme rapport au divin, mais aussi comme « instance de la cure » et de l’espérance, dans un contexte historique où la violence a touché non seulement les infrastructures matérielles, mais aussi les infrastructures psychiques, à travers le dénigrement de l’autre, l’affirmation selon laquelle il n’est rien.
C’est ce discours – parfois intériorisé – sur le rien qui est interrogé par certaines formes du religieux, la visée finale étant de faire en sorte que ceux qui étaient à genoux puissent enfin « se lever et marcher ». Dans ces conditions, la question à la fois philosophique, politique et éthique est de savoir comment accompagner cette « montée en humanité » – montée au bout de laquelle le dialogue d’homme à homme redevient possible et remplace les injonctions d’un homme face à son objet.

Lorsque vous parlez de cette capacité à être soi, à dire « Je », à « se lever et marcher », raisonnez-vous à l’échelle des individus ou des peuples et des entités collectives ?

Les deux. Je fais référence à ce labeur qui consiste à réapprendre à se penser soi-même comme source universelle du sens. Les ­dommages ont été infligés aussi bien à des individus qu’à des commu­nautés. Les luttes de libération mettent toujours en scène des personnalités qui émergent d’une communauté, et dont l’expertise consiste à sonder le temps, à faire le guet, à assumer pour le compte de la communauté la question « Quand ? ». Ce sont des gens qui interrogent la nuit pour entrevoir l’aube et pour engager la communauté sur le chemin du jour. Cette démarche est typique de Martin Luther King, Nelson Mandela, ou le Mahatma Gandhi – héros chez lesquels l’ascétisme révolutionnaire commence par un effort de transformation de soi.
L’Afrique du Sud montre très bien que l’injonction de « se lever et marcher » s’adresse à tous, ennemis et opprimés d’hier. La pseudo- libération consiste à croire qu’il suffit de tuer le colon et de prendre sa place pour que le rapport de réciprocité soit restauré. L’Afrique du Sud nous permet de penser ce qui, dans la politique de la vengeance, ne fait que reproduire le complexe de Caïn. On ne peut imaginer l’au-delà de la destruction et du ressentiment que dans un face-à-face douloureux avec la question de savoir « que faire de l’ennemi ? Qui est mon prochain ? Et comment répondre de façon responsable des deux ? ». Ceci dit, le souci de réconciliation à lui tout seul ne peut guère se substituer à l’exigence radicale de justice. Pour que ceux qui, hier, étaient à genoux et courbés sous le poids de l’oppression puissent se lever et marcher, il faut que justice soit faite. On n’échappera donc pas à l’exigence de justice.

Que pensez-vous de l’expérience de la commission "Vérité et Réconciliation" en Afrique du Sud ?

C’est le chemin qu’il fallait prendre. Je ne dis pas que tout a été accompli. Mais il fallait arracher les gens, Noirs comme Blancs, des tenailles de l’esprit-chien, l’esprit-porc et l’esprit-canaille si caractéristique du racisme en général. La pierre angulaire de la commission Vérité et Réconciliation se trouve là, dans cette idée de délivrance de la haine de soi et de la haine de l’autre. En effet, ce que des siècles de racisme avaient fait, c’était de conduire tout le monde sur la porte étroite du sépulcre. Après avoir séjourné auprès du sépulcre, il fallait pouvoir revenir à la vie.
Ce que nous apprend l’expérience sud-africaine, c’est qu’ériger en veau d’or le fait d’avoir été une « victime » dans l’histoire du monde souvent oblige celui qui est la proie d’un tel malheur à vouloir verser du sang, n’importe quel sang, parfois malheureusement jamais celui de ses bourreaux et, presque toujours, celui d’un tiers, n’importe lequel. Car, pour fonctionner, le veau d’or a sans cesse besoin de sacrifices et, partant, de nouvelles victimes que l’on égorge afin d’entretenir le dieu victimaire. Au sein de l’économie victimaire, la volonté d’expiation prend la forme de la loi du talion et de l’esprit de vengeance, dans le droit fil des monothéismes antiques. En effet, dans la mesure où l’on ne fonde jamais le transcendant sur sa propre mort, il faut bien que ce soit par la mise à mort sacrificielle de quelqu’un d’autre que s’institue le sacré.
C’est ce qu’à travers la commission Vérité et Réconciliation l’Afrique du Sud a voulu éviter et c’est ce qui distingue l’expérience sud-africaine de celle d’un pays comme Israël. De fait, les États qui se définissent principalement comme des sujets victimaires apparaissent souvent, aussi, comme des sujets haineux, c’est­-à-dire des sujets qui ne peuvent jamais s’arrêter de mimer la mort sacrificielle et d’appliquer sur des tiers la somme des cruautés dont ils furent eux-mêmes, autrefois, les victimes expiatoires.
Dans la question de la mémoire des victimes, y a-t-il une spécificité noire, des Noirs ou de l’histoire des Noirs par rapport à celle de ­l’histoire des Indiens par exemple ? Ou, au contraire, la réflexion dépasse-t-elle ces spécificités ?
D’abord une réponse d’ordre général. Il faut trouver une ligne de crête suffisamment élevée, point culminant depuis lequel se tenir au-dessus du « voile ». Il ne me semble pas qu’en Afrique du Sud, on croie en l’existence d’un deuil premier, interminable, en regard duquel tout autre deuil ne serait qu’une simple affaire de païens. On ne croit pas non plus qu’il faille frapper de déni la souffrance des autres et vider celle-ci de toute signification humaine pour faire reconnaître la sienne propre. La question de la mémoire en Afrique du Sud n’est pas de savoir quelle souffrance humaine doit être sanctifiée et quelle autre n’est, au fond, qu’un simple incident sans valeur sur l’échelle des vies et des morts qui comptent vraiment. Toutes les vies et toutes les morts humaines sont universelles. Et ce que la commission Vérité et Réconciliation nous a appris, c’est à nous libérer de l’addiction au souvenir de sa propre souffrance qui caractérise toute conscience victimaire. Car, se libérer de cette addiction est la condition pour réapprendre à parler un langage humain et, éventuellement, créer un monde nouveau.
Ceci dit, l’apartheid consistait à distinguer totalement les Blancs de tous les autres (Noirs, Indiens, métis), à créer des subdivisions à l’intérieur de chacun de ces groupes, à traduire ces subdivisions dans des institutions et des technologies de gouvernement spécifiques à chaque groupe, et à traduire tout ceci dans l’espace géographique par le biais de la création de bantoustans ou l’interdiction, pour les Noirs, de devenir des citadins. Au demeurant, avant l’apartheid (qui date de 1948), l’idéologie coloniale reposait sur la conviction selon laquelle faire la guerre aux « races inférieures » était nécessaire à l’avancée de la « civilisation ». Historiquement, il y a donc eu une manière spécifique d’arracher aux Noirs leur humanité. Mais dans le vocabulaire sud-africain, la « négritude » englobe aussi bien les métis que les Indiens. Est « noir » tout ce qui n’est pas « blanc ».
Je dirais donc que dans l’Afrique du Sud contemporaine, la question de la mémoire est posée en termes d’un passé douloureux, mais aussi gros d’espérance, que l’ensemble des protagonistes essaie d’assumer comme une base pour créer un futur nouveau et différent. Ceci suppose que soit mise à nu la souffrance que l’on infligea autrefois aux plus faibles ; que la vérité, toute la vérité soit dite sur ces souffrances ; que l’on renonce à la dissimulation, au refoulement et au déni en contrepartie du pardon, c’est-à-dire du vœu de tous de tout recommencer sur la base d’une reconnaissance mutuelle de l’humanité de chacun et du droit de chacun de vivre en liberté devant la loi.
Ce qui est frappant, c’est qu’une grande partie du travail de mémorialisation en cours s’effectue dans cette visée. Il se traduit, par exemple, par l’ensevelissement approprié des ossements de ceux qui périrent en luttant, l’érection de stèles funéraires sur les lieux mêmes où ils sont tombés, la consécration de rituels religieux trado-chrétiens destinés à « guérir » les survivants de la colère et du désir de vengeance, la création de très nombreux musées et de parcs destinés à célébrer la commune humanité de tous, la floraison des arts, et par-dessus tout, par la mise en œuvre de politiques de réparation visant à combler des siècles de négligence (un toit, une école, une route, un centre de santé, de l’eau potable, de l’électricité, bref un homme une voix).
On le voit donc : le travail de mémoire est inséparable de la méditation sur la manière de transformer en présence intérieure la destruction physique de ceux qui ont été perdus, rendus à la poussière. En très grande partie, méditer sur cette absence et sur les voies de restaurer symboliquement ce qui a été détruit consiste, ici, à donner toute sa force subversive au thème de la sépulture. Mais la sépulture n’est pas tant la célébration de la mort que le renvoi à ce supplément de vie nécessaire au relèvement des morts, au sein d’une culture nouvelle qui se promet de ne jamais oublier les vaincus.
Voilà donc une démarche qui embrasse et transcende à la fois la question de la spécificité. Ceci ne va pas sans tensions ni contradictions. Ce procès est inachevé. Ces tensions, on les voit en particulier dans la manière dont s’effectue aujourd’hui la dé-racialisation des espaces urbains, voire de l’économie et des institutions. Dans tous les cas, l’avenir, de ce point de vue, est non pas à je ne sais quelle sorte d’afrocentrisme, mais à ce que j’appellerais l’afropolitanisme – une manière d’être « africain » ouverte à la différence et conçue au-delà de la race.

Mémoire et responsabilité

Dans votre livre, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, vous évoquez souvent le Cameroun. Dans les polémiques françaises en cours de concurrence entre les victimes, les Noirs originaires de l’Afrique de l’Ouest, les Martiniquais et les îliens se positionnent de manière différente. Ils sont très attentifs à ce qui se dit au sujet de leurs mémoires.
Mon livre se démarque, à bien des égards, de la pensée postcoloniale, ne serait-ce que dans le privilège que cette pensée accorde aux questions d’identité et de différence, ou encore le rôle central qu’elle accorde à la thématique de la résistance. À mes yeux, il y a une différence entre la pensée de la « postcolonie » et la pensée « postcoloniale ». La question qui parcourt De la postcolonie est celle-ci : « Qu’est-ce que c’est qu’aujourd’hui, et qu’est-ce que c’est que nous, aujourd’hui ? » C’est quoi les lignes de fragilité, les lignes de précarité, les fissures dans la vie africaine contemporaine ? Et éventuellement, comment ce qui est pourrait ne plus être, pourrait donner naissance à autre chose ? Et donc, si vous voulez, c’est une réflexion sur les fractures, sur ce qui reste de la promesse de vie lorsque l’ennemi n’est plus le colon, à proprement parler, mais le « frère ». Le livre est donc une critique du discours africain sur la communauté et la fraternité.
On peut donc dire qu’il ne s’intéresse à la mémoire qu’en tant que celle-ci est d’abord une question de responsabilité devant soi et devant un héritage. Je dirais que la mémoire est, par-dessus tout, une affaire de responsabilité à l’égard de quelque chose dont on n’est pas souvent soi-même l’auteur. D’ailleurs, je crois qu’on ne devient vraiment homme que dans la mesure où l’on est capable de répondre de ce dont on n’est pas l’auteur direct, de celui avec qui on n’a, apparemment, rien en partage. Il n’y a de mémoire, véritablement, que dans le faisceau d’injonctions, d’exigences que le passé non seulement nous transmet, mais aussi nous oblige à contempler. Je suppose que le passé nous oblige à lui répondre de façon responsable. Il n’y a donc de mémoire que dans cette assignation à une responsabilité.
Comment la pensée postcoloniale se positionne-t-elle par rapport à l’Europe ? Est-elle une pensée anti-européenne ou reprend-elle des valeurs de l’Europe ? La réflexion sur l’école postcoloniale ne doit-elle pas aussi s’entendre comme réflexion sur le décentrement de la pensée européenne ?
La pensée postcoloniale n’est pas une pensée anti-européenne. Elle est au contraire fille de la rencontre entre l’Europe et les mondes dont elle fit autrefois ses lointaines possessions. En montrant comment l’expérience coloniale et impériale a été codifiée dans des représentations, des divisions disciplinaires, leurs méthodologies et leurs objets, elle nous convie à une lecture alternative de notre modernité à tous. Elle appelle l’Europe à vivre ce qu’elle dit être ses origines, son avenir et sa promesse, et à vivre tout cela de façon responsable. Si, comme l’a toujours prétendu l’Europe, cette promesse a véritablement pour objet l’avenir de l’humanité dans son ensemble, alors la pensée postcoloniale appelle l’Europe à ouvrir et à relancer sans cesse cet avenir, de façon singulière, responsable de soi, de l’autre, et devant l’autre.
Mais la pensée postcoloniale est également une pensée du rêve : le rêve d’une nouvelle forme d’humanisme – un humanisme critique qui serait fondé avant tout sur le partage de ce qui nous différencie, en deçà des absolus. C’est le rêve d’une polis universelle parce que métisse. C’est ce que Senghor, dans son Œuvre poétique, appelait de ses vœux – cette « renaissance du Monde » dont parle, par exemple, sa « Prière aux Masques ». Pour que cette polis universelle existe, il faut que soit reconnu à tous le droit universel d’hériter du monde dans son ensemble.
La pensée de la postcolonie, en revanche, est une pensée de la vie et de la responsabilité, mais à travers le prisme de ce qui dément les deux. Elle se situe en droite ligne de certains aspects de la pensée noire (Fanon, Senghor, Césaire et autres). Elle est une pensée de la responsabilité, responsabilité en tant qu’obligation de répondre de soi-même, d’être garant de ses actes. L’éthique sous-jacente à cette pensée de la responsabilité est l’avenir de soi au souvenir de ce que l’on a été entre les mains de quelqu’un d’autre, au souvenir des souffrances que l’on a endurées du temps de la captivité, lorsque la loi et le sujet étaient divisés.
La pensée postcoloniale ne peut pas ne pas valoir pour le rapport de l’Europe à elle-même. Si l’on devait appliquer les postulats de la théorie postcoloniale à la France par exemple, on dirait que depuis la Traite des esclaves et la colonisation, il n’y a pas d’identité française ou de lieux français de mémoire qui n’englobent simultanément l’ailleurs et l’ici. En d’autres termes, l’ailleurs est constitutif de l’ici et vice versa. Il n’y a plus de « dedans » qui serait coupé d’un « dehors », un passé qui serait coupé du présent. Il y a un temps, celui de la rencontre avec l’Autre, qui se dédouble constamment et qui consiste, non dans la scission, mais dans la contraction, l’enroulement et la jonction. Voilà, en tout cas, une géographie et une carte du sujet qui permettraient de poser d’une autre manière les questions brûlantes de la banlieue, de la nation, de la citoyenneté, voire de l’immigration.
Le tiers-mondisme prend principalement pour cible les États-Unis, qu’en est-il de la théorie postcoloniale ?
Pour ce qui me concerne, le différend porte sur la manière dont, historiquement, les gouvernements successifs des États-Unis ont prétendu fonder l’universalisme et promouvoir la démocratie sur la base de crimes par ailleurs présentés comme autant de réalisations terrestres de la loi de Dieu et de la providence divine. C’est donc la théologie politique de l’État américain qui est visée dans la mesure où le dieu qu’elle invoque est un dieu mélancolique, coléreux et vengeur. La miséricorde ne fait pas partie de ses lois et de ses préceptes. C’est un dieu rancunier et jaloux, prompt à la destruction, et qui exige tout le temps des sacrifices humains.
Cette critique de la théologie politique sous-jacente à la politique américaine de puissance (l’hyper-hégémonie) est absolument nécessaire dans les conditions actuelles. Et d’ailleurs le meilleur de cette critique vient des États-Unis mêmes. Comment, en effet, peut-on prétendre « faire monde » sur la base d’une politique presque exclusivement fondée sur une seule question, à savoir qui est donc mon ennemi, le mien, ici et maintenant et comment l’exterminer ?
Ce n’est donc pas l’Amérique en tant que telle qui est visée, mais une idée du politique et du monde qui se confond très étroitement avec l’histoire de l’ennemi – l’ennemi en tant que catégorie ontologique, voire théologique, dans le sens où mon ennemi est, par principe, toujours l’ennemi de Dieu tout court, et la haine que je lui porte est nécessairement une haine divine.
Je ne pense pas que l’on puisse « faire monde » sur la base d’un rapport entre les hommes dans lequel toute idée de morale serait suspendue alors que l’on ne cesse précisément de convoquer la morale dans l’acte même par lequel on pratique l’immoralité et la barbarie. La politique mondiale des États-Unis aujourd’hui est une politique qui cherche à s’absoudre de tout lien. Au nom de la sécurité, elle cherche à être exemptée de toute responsabilité. Cette politique de l’irresponsabilité illimitée doit faire l’objet d’une critique, ferme, intelligente et soutenue.


Propos recueillis pas Olivier Mongin, Nathalie Lempereur et Jean-Louis Schlegel


* Auteur de De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000. Professeur d’histoire et de science politique à l’université de Witwatersrand, Johannesburg, Afrique du Sud et à l’université de Californie (Irvine).